Avertissement :
Avant qu'on s'empresse de m'écrire une lettre de bêtises, aussi bien vous le
dire tout de suite : comme souvent, je pense à contre-courant. Les
arguments en faveur du prix unique, je les connais. Tout le monde me les sert
depuis des mois. Personne, cependant, n'ose parler des conséquences cachées
qu'aurait cette mesure si elle était adoptée. Comme je le dis souvent, attachez
votre tuque avec de la broche.
On parle beaucoup ces jours-ci de fixer le prix du
livre au Québec. Loin de me rassurer, les arguments qu'on dépose en faveur de
cette réglementation me donnent froid dans le dos. Je ne vous cacherai pas que
ce qui m'inquiète, c'est mon propre sort. C'est aussi celui de tous les écrivains
qui vivent de leur plume au Québec.
Avant de commencer mon argumentation, je veux dire
que je ne peux pas passer devant une librairie sans y entrer et sans acheter un
livre. C'est une maladie. J'ADORE les librairies. Les grosses, les petites, les
lumineuses toutes propres et les racoins encombrés. Celles où on vend des
livres neufs, mais aussi celles où on vend des livres usagés.
Pour rien au
monde je ne souhaiterais la disparition de ces alcôves de culture, de connaissances,
de plaisirs et de rêves. Ces librairies assurent la variété de l'offre
littéraire. Sans leur présence, il serait facile aux grandes chaînes d'imposer
leurs choix et de n'offrir aux lecteurs qu'une sélection limitée de livres. Comme
tout le monde, je voudrais que, socialement, nous trouvions une solution. Mais
le livre à prix unique n'est pas une panacée. Et ce n'est pas une solution sans
conséquence négative, quoi qu'en disent certains des mémoires présentés cette
semaine à l'Assemblée nationale ou certains textes publiés dans les journaux.
Pour voir dans ce projet une menace, il faut peut-être
se trouver de l'autre côté, du côté obscur de la Force. Là où je me trouve,
avec les autres auteurs dont les livres sont vendus dans les grandes surfaces.
Tout d'abord, pourquoi en sommes-nous rendus à
vouloir déterminer politiquement le prix des livres vendus au Québec? La
réponse est simple : les librairies indépendantes en arrachent. Leur
chiffre d'affaires a baissé, et plusieurs sont menacées de fermeture (Certaines
ont déjà disparu.) Les librairies
indépendantes et plusieurs acteurs du milieu du livre ont identifié trois
causes à ces déboires : l'apparition « soudaine » du livre
numérique, la vente de livres en ligne et la vente de best-sellers dans les
grandes surfaces (Costco, Walmart et cie.). L'idée du livre à prix unique vise à
résoudre ce dernier problème.
La croyance du milieu du livre est la suivante :
Les grandes surfaces, parce qu'elles achètent en grande quantité, offrent à
leur clientèle un rabais substantiel sur les best-sellers. De ce fait, elles font
perdre des ventes aux librairies indépendantes, qui, elles, n'ont pas le choix
de vendre le livre au prix de vente suggéré. La solution envisagée par le
milieu du livre est donc d'imposer un prix unique de manière à empêcher les
grandes surfaces de vendre les livres au rabais. On tient pour acquis, ici, que
le lecteur se rendait dans une grande surface spécifiquement pour acheter un
livre parce qu'il y était moins cher. Dorénavant, il ne devrait plus hésiter à
l'acheter en librairie parce qu'il se dira que le livre y est vendu au même
prix.
J'ai une grande nouvelle pour tous ceux qui ont
foi en une telle vision du monde : les
gens qui achètent des livres dans les grandes surfaces fréquentent peu ou pas
les librairies. Ils achètent les livres parce qu'ils sont là, sous leurs
yeux. Il s'agit d'achats souvent impulsifs. Et advenant que le magasin à grande
surface décide que ça ne vaut plus la peine de vendre des livres lorsqu'on aura
fixé le prix unique, le lecteur qui avait l'habitude d'acheter le dernier best-seller
chez Walmart ou chez Costco n'ira pas à la librairie. Il lira tout simplement
autre chose sur Facebook. Et il dépensera son argent autrement.
Pour comprendre l'ensemble de la situation (et non
pas juste une dimension), il importe de remonter un peu dans le temps.
Il y a une vingtaine d'années, les distributeurs de
livres ont pris l'initiative de multiplier les points de vente de manière à
rejoindre davantage de lecteurs. On s'est mis à voir des livres dans les
pharmacies, chez Zellers, et à plein d'autres endroits saugrenus. Tout à coup,
les clients pouvaient acheter le dernier titre de Marie Laberge en même temps
que du dentifrice, un galon d'huile d'olive ou des bobettes pour le p'tit
dernier. Évidemment, les ventes en librairie ont baissé. Mais le nombre de gens rejoint
par les livres, lui, a augmenté. Et les ventes de livres aussi.
À peu près à la même époque où les livres entraient
chez Zellers se produisait au Québec une autre révolution…
Pendant longtemps, les best-sellers qu'on trouvait
au Québec étaient des traductions de l'américain ou nous arrivaient de France. Dans
les années 1990, des maisons d'édition originales ont pris l'initiative de
s'intéresser aux manuscrits boudés jusque-là, parce que jugés pas assez « littéraires ».
Surprise! Il y avait dans ce lot des textes capables de rejoindre le même lectorat
que les traductions américaines et les romans français. Ces textes étaient
écrits dans une langue qui était exactement la nôtre. Ils racontaient des
histoires qui nous ressemblaient, avec des lieux qu'on connaissait. Grâce à
l'audace de ces maisons d'édition, le Québec a vu naître toute une génération
d'écrivains grand public, des conteurs nés qui possédaient une plume accessible
à un très vaste lectorat.
Leur arrivée sur le marché du livre provoqua une
explosion de culture québécoise. Les lecteurs, rejoints par ce qu'ils lisaient,
ont forcé les libraires à modifier leurs étalages. Avant, quand on cherchait de
la littérature québécoise, il fallait aller dans les rayonnages au fond du
magasin. En vingt ans, les livres des écrivains québécois sont partis du fond
et se sont retrouvés devant, sur des cubes, aussi en évidence sinon davantage que
les importations. Et grâce à l'initiative des distributeurs de livre pour
diversifier les points de vente, on les retrouve jusque dans les grandes
surfaces, à côté des Stephen King et Marc Lévy de ce monde.
Je fais partie de ces écrivains, comme une
cinquantaine d'autres au Québec. Des écrivains dont le tiers des revenus
provient des ventes dans les grandes surfaces. Le tiers! C'est pas rien! J'aimerais
croire que le lecteur impulsif qui achetait mon roman en même temps que son fromage
parmesan chez Costco ira chercher mon roman dans une librairie si Costco décide
de ne plus vendre de livres parce qu'on lui interdit d'en baisser le prix. Les libraires
pensent que oui. L'UNEQ pense que oui. Plein de maisons d'édition pensent que
oui. Moi, j'en doute. Tout simplement parce que ma parenté et mes voisins — vous
savez, ces gens ordinaires qui tiennent un budget serré chaque mois — ces
gens-là ne vont pas dans les librairies[1].
Et puis pour le prix des trois livres qu'ils achetaient chez Walmart, ils n'en
auront désormais que deux… si jamais ils se rendent à la librairie, ce dont je
doute. Certes, s'ils y vont, ce sera deux ventes de plus pour le libraire. Mais ce sera une
vente de moins pour les écrivains et leurs éditeurs. S'ils y vont...
Mais vous savez, ce qui m'horripile le plus, c'est
que ce sont les best-sellers qu'on vise avec cette mesure. Et dans ce lot, il y
a beaucoup de romans grand public québécois, ces romans écrits pour nous par
nous. Vous me direz que ce sera pareil pour tous les livres, et je vous
répondrai qu'on ne trouve que les best-sellers chez Costco, Walmart et
compagnie. Et vous savez qui achètent les best-sellers? Les gens ordinaires, la
classe moyenne (Je sais, encore eux, mais que voulez-vous, c'est la vérité!),
ceux que les livres dits « littéraires » n'intéressent pas. Ceux qui
lisaient, autrefois, des traductions de l'américain et des importations
françaises. Oui, ils existent. Et oui, ils furent lents à s'intéresser aux
livres d'ici. Mais s'ils achètent québécois aujourd'hui, c'est parce que les
règles du marché leur ont donné accès à nos livres.
Un chroniqueur dans la
Presse écrivait jeudi que ces gens-là, s'ils n'avaient pas les moyens d'acheter
des livres à la librairie, n'avaient qu'à se tourner vers la bibliothèque. Une
bibliothèque, c'est bien, ça fait lire une partie de la population. Mais ça ne
fait pas vivre un éditeur. Et encore moins un écrivain. Ça le fait connaître,
oui. Mais ça s'arrête là.
Je ne sais pas comment on peut sauver les petites
librairies. Vrai qu'elles sont en danger. Vrai que leur situation nous concerne
tous. Mais en instaurant le prix unique, je me demande si nous ne sommes pas en
train de sacrifier toute une génération d'écrivains qui vivent de leur plume
pour sauver les libraires indépendants. C'est ce que j'appelle déshabiller
Pierre pour habiller Jacques.
C'est certain que quelqu'un doit payer pour
maintenir les librairies en vie. Mais changer de cette manière les règles du marché, c'est refiler la facture aux lecteurs de romans grand public. Dans un contexte où éditeurs et
auteurs se plaignent d'une baisse marquée des ventes depuis l'avènement de
Facebook, rendre ces livres plus difficiles d'accès m'apparaît un choix douteux. Il doit bien y avoir d'autres solutions pour sauver nos librairies.
Parce que nous ne sommes que 8 millions. Pas 66 millions, comme en France. Avec une si petite population (dont une fraction seulement est un lecteur potentiel), demander aux écrivains grand public de renoncer à un tiers de leurs revenus,
c'est les condamner au silence. Point à la ligne.
Mot de
la sorcière : La question du prix unique a souvent été un sujet de conversation
entre la doyenne et moi, et nous sommes chaque fois arrivées aux conclusions
étayées dans ce billet. Son opinion est donc un reflet de la mienne puisque je
fais aussi partie de ces écrivains qui gagnent leur vie avec leur plume.
Et
pour ceux qui auraient envie de me faire remarquer que c’est une pensée égoïste
que de me préoccuper de mes droits d’auteurs et non du sort des librairies ou
de la diversité culturelle, je répondrai que c’est aussi ce que je fais – me
préoccuper des autres – en émettant des doutes sur la solution proposée. Parce
que si des écrivains comme la doyenne et moi retirent une large part de leurs
droits d’auteurs des ventes en grandes surfaces, leur éditeur également. Et je
pense pouvoir affirmer que ces revenus supplémentaires ne sont pas
systématiquement réutilisés pour l’unique bénéfice de l’auteur en question,
mais pour celui de l’ensemble des auteurs de leur maison d’édition. Plus
d’argent pour un éditeur, c’est plus d’argent pour faire la promotion des
auteurs québécois, plus d’argent pour offrir des livres de qualités, plus de
possibilités que l’éditeur prenne un risque en publiant un livre sortant des
sentiers battus, plus de place pour les nouveaux auteurs.
Si la visibilité et
les ventes que nous procurent les grandes surfaces disparaissaient avec la
venue possible du prix unique – parce que Costco ou un autre cesserait de
vendre nos bouquins, faute de pouvoir le faire à rabais – où irions-nous chercher
ce manque à gagner dans une industrie culturelle déjà en difficulté? Parce que la doyenne a particulièrement
raison quand elle souligne que la mère qui doit trouver des vêtements au p’tit
dernier, la grand-mère qui va chercher des médicaments ou le père qui fait
l’épicerie achètent souvent leurs livres sur un coup de tête dans le commerce
où ils sont et ne se déplaceront pas vers les librairies. Rendu-là, non
seulement on aura déshabillé Pierre, mais Jacques restera tout nu…
[1] Si vous voulez une preuve de ce que
j'avance, venez faire un tour dans l'Est, à Sherbrooke. Il s'agit d'un quartier
ouvrier de 30 000 personnes où on ne trouve même pas de librairie. On a un
Walmart, cependant, et une vingtaine de pharmacies!