mardi 4 juin 2013

Le nécessaire voyage

« Si le monde est un livre, ceux qui ne voyagent pas ne lisent qu'une page. »

Chaque fois que je reviens de voyage, je pense à cette citation de Saint Augustin. Et je me demande ce qu'il aurait pensé de nos voyages en avion, moyen de torture moderne appliqué aux masses autant qu'à l'élite (la distinction se trouvant dans le nombre de centimètres entre les sièges et dans le ratio toilette/passagers).

J'aime arriver dans un aéroport et quitter un aéroport. Mais entre le moment où on s'assoit sur son siège et celui où l'appareil s'arrête enfin, au bout de plusieurs heures, il me semble qu'il s'écoule une éternité. Une souffrante éternité qui me fait à me demander dix fois au moins ce que je fais là, pourquoi j'accepte de me confiner à une cabine étouffante avec des centaines de mes semblables. Pour passer le temps, et pour moins souffrir de cette immobilisation forcée, je bois du vin rouge et je lis en jurant qu'on ne m'y reprendra plus. Pourtant, à la fin, quand je reviens chez moi, il ne s'écoule pas deux semaines avant que je recommence à ébaucher le plan d'un prochain voyage.

J'aurai été portée à douter de mon équilibre mental si je n'avais trouvé, dans les biographies d'écrivains que j'admire, une tendance similaire. Quand je voyage, je garde toujours à l'esprit leur vision de la chose :
« En vérité, je ne voyage pas, moi, pour atteindre un endroit précis, mais pour marcher : simple plaisir de voyager. » Robert Louis Stevenson

« Voyager, c'est avant tout se libérer des routines et des préjugés. »  Et « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait le tour de sa prison. » et encore « Une manière d'être fidèle à ce qu'on est en échappant au confort de la réussite ou de la tranquillité. » Marguerite Yourcenar 

« Un droit que bien peu d’intellectuels se soucient de revendiquer, c’est le droit à l’errance, au vagabondage. Et pourtant, le vagabondage, c’est l’affranchissement, et la vie le long des routes, c’est la liberté! Rompre un jour bravement toutes les entraves dont la vie moderne et la faiblesse de notre cœur, sous prétexte de liberté, ont changé notre geste, s’armer du bâton et de la besace symboliques, et s’en aller! Pour qui connaît la valeur et aussi la délectable saveur de la solitaire liberté (car on n’est libre que tant qu’on est seul), l’acte de s’en aller est le plus courageux et le plus beau. Égoïste bonheur, peut-être. Mais c’est le bonheur, pour qui sait le goûter. Être seul, être pauvre de besoins, être ignoré, étranger et chez soi partout, et marcher, solitaire et grand à la conquête du monde. » Isabelle Eberhardt

Le voyage me semble nécessaire, même si, parce que je voyage, je repousse sans arrêt le moment d'écrire. Qu'écrirai-je si je ne voyage pas? Tous mes romans parlent d'ailleurs où j'explore autant l'extérieur que l'intérieur. Je n'ai pas qu'une vision intellectuelle ou didactique du voyage en ce sens que je ne cherche pas les comparaisons ni les connaissances (ce qui ne gène pas, mais s'avère trop souvent une expérience incomplète). Il s'agit plutôt dans mon cas d'un décrochage, d'une ouverture à la vie, aux hasards, aux sensations, aux sentiments, aux gens. C'est ce que disait aussi, ou à peu près, Marguerite Yourcenar, en ajoutant qu'il s'agissait également d'une ouverture vers le rêve. 

Je rapporte de chaque voyage une multitude d'anecdotes, de personnages, d'impressions et de sentiments nouveaux. Mes carnets sont remplis de paragraphes entiers rédigés sur une place publique ou dans un café, dans un moment d'inspiration intense.

J'ai souvent l'impression que le déséquilibre causé par le voyage, cette perte de repères, de notion du temps, en plus de tous les inconforts inhérents aux déplacements, force l'esprit à vivre dans l'instant présent. Il lui donne accès à une force créatrice nouvelle, comme si le fait de sortir totalement de son quotidien permettait un renouvellement des idées, une meilleure connexion au Grand Inconscient Collectif de Jung, là où se trouvent toutes les histoires, offertes à l'écrivain en éveil, alerte, sensible et fortement inconfortable. Loin de mon bureau, de ma cuisine et de mon lit, les idées jaillissent comme d'une fontaine. Les mots sont justes, évocateurs et il me faut chaque fois les mettre immédiatement par écrit à défaut de quoi ils s'évaporent. Or, en voyage, autant qu'à la maison, mes mots et mes idées, comme les nuages, ont des formes évanescentes, temporaires, furtives. Si je ne les croque pas sur le vif, ils disparaissent, laissant derrière eux d'autres mots souvent moins bons, d'autres images parfois moins claires ou, pire, un écran de ciel bleu… parfois même une page blanche.

Le voyage donc, est à la fois mon antidote et mon stimulant. C'est sans doute un poison aussi, de même qu'un gouffre financier sans fond où pourtant je ne regrette jamais un sou investi. L'expérience ne s'achète pas, elle se vit ou elle ne se vit pas. C'est une question de priorité et, dans mon cas comme dans celui de bien des écrivains, une question d'équilibre, histoire d'avoir accès le plus souvent possible et de la plus passionnante façon à la source de sa propre créativité.

9 commentaires:

  1. Se déséquilibrer pour renouer avec sa créativité... Oh oui, je comprends tout à fait! :) Je fais ça aussi, en version "peu de frais" : un sac à dos, une tente, une montagne.

    Passé 4000 pieds d'altitude, décrochage garanti. :)

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    1. À 4000 pieds d'altitude, ça doit ressembler au Yukon.

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    2. À cette hauteur, la végétation est rare et de type alpine, alors je suppose que oui, il doit y avoir des ressemblances. L'inconfort, en tout cas, est garanti, mais une fois debout sur le toit du monde, qu'est-ce qu'on s'en fout! ;)

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  2. Autant de façon de voyager que de vivre, je dirais à la lecture de ce que vous ressentez en voyageant. Prendre l'avion, ce n'est pas comme rouler en auto, en vélo ou en véhicule récréatif. Les distances font la différence entre une promenade, une escapade et un voyage. Partir au Québec, en Floride, ou à Vancouver ou à Paris, sont autant de voyages que peut l'être la lecture d'un roman ou une nouvelle, un poème ou une chanson.

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  3. Je suis peut-être une bibitte bizarre, mais j'adore la partie déplacement des voyages, malgré les inconforts. Tu me fais penser que je ne fais plus beaucoup de place aux voyages depuis plusieurs années, et ça me manque drôlement. Merci pour ce gentil réveil.

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  4. Hi! Hi! Je voyage dans les livres entre mes voyages réels, mais je vous jure que ça ne fait pas le même effet. Il manque... l'inconfort.

    Je voyage aussi à peu de frais, souvent même. Mais aller dans un endroit qui nous dépayse, ça jette à terre. La partie que j'ai préférée de mon dernier voyage a été une virée dans Berne... où ça parle allemand. J'ai dû commander au pif mon dîner, ce qui a bien fait rire mon voisin de table, un véritable Bernois.

    Je trouve beaucoup d'inspiration à quitter mon confort et mon quotidien, à perdre le nord, en quelque sorte. C'est peut-être parce que, comme Bilbo le Hobbit, je me suis créé un chez moi très douillet. Alors l'aventure m'attire. Pour vous donner une idée de l'effet du déséquilibre, j'ai composé presque tout le billet ci-haut dans une toute petite chambre d'hôtel à Marseille où il y avait, sur le seuil, autant de coquerelles que de réfugiés roumains. Je rapporte donc, en prime, une scène de roman.

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  5. «Je suis voyageur et navigateur. Et tous les jours, je découvre un nouveau continent dans la profondeur de mon âme.» Khalil Gibran

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    1. Ce n'est effectivement pas l'ailleurs que je découvre en voyageant, mais moi-même.

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