Avant de vous parler de livres aujourd'hui, je voudrais
d'abord vous présenter Jackie. Comme vous pouvez le voir juste en regardant la
photo, Jackie est une artiste. C'est aussi une restauratrice. Je prends un
moment pour vous parler de son commerce parce qu'il aurait dû disparaître il y
a longtemps.
Le Café the Singing Goat a ouvert ses portes en 2010 à la limite de la partie pauvre du centre-ville et du quartier ouest (aussi pauvre), à Sherbrooke. À l'époque, c'était le seul restaurant végétarien en ville. Il
était ouvert presque tous les jours et presque toute la journée. Il offrait une nourriture de
grande qualité, mais opérait à perte.
Au fil des mois, la propriétaire a ajusté le tir. Elle a réduit
ses heures d'ouverture en fonction de la clientèle. Elle a réduit aussi le
nombre de plats au menu. Elle a maintenu la qualité cependant. Les clients
savent, quand ils vont au Goat, que tout ce qui pouvait provenir de culture
locale provient de culture locale et qu'une grande partie des aliments sont bio
(dont le beurre). Jackie a aussi révisé ses prix à la hausse pour pouvoir
continuer d'acheter la même qualité de produits sans descendre dans le rouge. Jackie a un charme fou et c'est une créatrice. Elle a donc développé son restaurant à son image. Le menu, écrit sur un tableau noir, comporte quelques fautes et quelques maladresses syntaxiques. Normal, Jackie est anglophone (née ici de parents nés ici). C'est vrai qu'on paie plus cher pour dîner chez elle que dans bien des restaurants en ville. Et pourtant, les clients sont au rendez-vous. D'ailleurs, ne pensez pas avoir une table à midi si vous arrivez sans réservation. Tentez plutôt votre chance à 13h.
Je vous présente maintenant Sam, du
Tassé, café de quartier.
Sam a ouvert ses portes un peu après Jackie, dans l'est de Sherbrooke, un quartier ouvrier où les gens ont l'habitude de fréquenter le Tim Hortons (qui se trouve à un pâté de maisons de là).
Son resto non plus n'aurait pas du survivre parce que Sam sert des assiettes soupe-panini-salade, des pâtisseries, du café et du chocolat chaud. Ses prix sont pas mal plus élevés que chez Tim Hortons. La raison de son succès est simple: Il utilise des produits de première qualité. Tout y est excellent, de la garniture des paninis au chocolat chaud fait avec du vrai chocolat noir en passant par ses grains de café, moulus sur place. Sa tarte aux pacanes et sucre d'érable et ses scones n'ont rien d'un beigne ou d'une brioche bon marché. Et Sam a aussi créé un restaurant à son image.
Le commerce de Sam est ouvert cinq jours semaine. Et il y a toujours du monde. Comme Jackie, Sam anime la place. Les étudiants viennent y faire leurs travaux, les nouvelles mamans s'y rencontrent avec leur bébé, les tricoteuses viennent y tricoter en jasant de tout et de rien. Et il y a même une diseuse de bonne aventure le mercredi après-midi. Sam connaît ses clients par leur nom et, comme un barman d'expérience, il connaît les habitudes de chacun.
Pourquoi je vous parle de ça sur un blogue lié à l'écriture? Parce que Jackie et Sam opèrent des commerces qui auraient dû crever. En restauration, les investissements de départ sont astronomiques, les risques de se planter sont élevés, les pertes sont énormes et les marges de profits, minimes.
Qu'est-ce qui explique le succès du Café the Singing Goat et celui du Tassé, café de quartier? On y sert de la nourriture de qualité, en lien avec une certaine philosophie, mais en plus, les propriétaires ont fait d'une visite en ces lieux une expérience.
Vous me voyez venir?
Dans son édition d'octobre, la revue Books avait un
encadré sur le regain de vitalité chez les libraires américains. Étant donné
que la revue est difficile à trouver, je vous copie le passage ici.
« Le déclin accéléré du nombre de librairies
indépendantes aux États-Unis s'est interrompu en 2010, année où la tendance a
commencé à s'inverser. Le solde net des fermetures et créations est devenu
positif : +9 en 2010, +163 en 2011, +77 en 2012. Dans la même veine, le
chiffre d'affaires des enseignes
indépendantes a augmenté de 8 % en 2012. L'on voit à présent des magasins accroître
la surface de leurs rayonnages, quand ils n'ajoutent pas un étage. Dans
certaines villes, on ne trouve plus de succursale de grande chaîne, mais
uniquement un libraire indépendant. Et l'on voit de plus en plus de jeunes
choisir la profession. Parallèlement, la fermeture de la chaîne Borden a
profité à Barnes and Nobles dont l'activité libraire est rentable et qui a
annoncé l'ouverture de cinq nouveaux magasins en 2013.
Cette évolution positive traduit plusieurs phénomènes. Il
y a le mouvement “buy local” qui concerne également d'autres produits que le
livre. Mais, comme l'observe Daniel Raff, professeur de management à la Wharton
Business School cité par le New Yorker,
de nombreux acheteurs ont compris que le libraire vous aide mieux qu'Internet à
découvrir des livres intéressants dont vous n'avez pas entendu parler. Une
étude récente du Codex Group a d'ailleurs montré que se rendre dans une librairie
reste le moyen habituel de trouver de nouveaux livres. Qui plus est, l'attachement
au livre papier reste extrêmement fort, souligne la même étude : 97 %
des Américains qui lisent des e-books disent tenir infiniment au papier et 3 %
seulement des grands lecteurs utilisent uniquement une liseuse ou une tablette.
D'autre part, quel que soit l'âge, les Américains préfèrent le papier à l'écran
pour la lecture “sérieuse”. De fait, selon une autre étude, l'écran favorise un
survol plus superficiel. Enfin, de nombreuses librairies indépendantes ont su
diversifier leurs activités, en ouvrant un café, voire un restaurant, et
vendent d'autres produits. Certains se sont mis à vendre des e-books et des
liseuses. L’un d'entre eux est même devenu éditeur de science-fiction. »
Quand j'ai lu ça, j'ai pensé à la librairie L'Imaginaire, de Place Laurier, à Québec, un endroit spécialisé en science-fiction, fantasy, fantastique et bandes-dessinées.
J'aime entendre les gens raconter comment ils sont passés chez GGC, à Sherbrooke, qu'ils ont fouiné dans les livres et qu'ils ont trouvé le dernier Guillaume Musso, qu'ils se sont acheté, tant qu'à être là, des ciseaux neufs et un bel agenda, qu'ils ont aussi trouvé de beaux collants de scrapbooking et un casse-tête pour le p'tit neveu.
Ou encore qu'ils sont allés boire un chocolat chaud chez Clément Morin, à Trois-Rivières, le samedi matin et en ont profité pour acheter et lire sur place le dernier d'Arlette Cousture parce qu'ils l'ont vu sur une table en entrant.
Ou qu'ils sont allés fouiller à la librairie Perro, à Shawinigan, en sachant que même si on y trouve toute sorte de livres, ils pourraient mettre la main sur des perles de science-fiction, de fantastique et des bandes dessinées, grâce à une association avec la librairie L'Imaginaire de Québec.
Imaginez une librairie où le libraire affiche sur sa page Facebook les nouveautés à mesure qu'elles arrivent. Imaginez un endroit spécialisé en SF ou en histoire ou en polar ou en littérature très pointue. Imaginez un libraire qui tisse des liens avec ses clients parce qu'il lit les mêmes livres qu'eux (la spécialisation facilite grandement les choses). Le client peut même jaser avec le libraire après sa lecture. Imaginer maintenant un libraire qui organise des rencontres entre lecteurs le samedi matin, qui fait venir des auteurs en lien avec la spécialisation de sa librairie et qui fait de la pub en conséquence (parce que les lecteurs ne sont pas télépathes). Imaginez qu'il y sert lui-même le café.
Vous allez me dire que c'était comme ça dans le temps. Je vous dirai que, dans le temps, on ne trouvait pas de café en librairie et que le libraire n'avait pas besoin d'annoncer ses nouveautés étant donné qu'il tenait captifs tous les lecteurs de la ville. On y trouvait aussi toute sorte de livres, mais pas de collection exhaustive dans un aucun domaine. Et on n'y trouvait que des livres. Ces jours-là sont révolus.
Vendredi dernier, René Hormier-Roy jasait livres avec Christiane Charette.(Vous pouvez écouter l'entrevue
ICI. Cliquez sur Audio Fil) À 13:30, Hormier-Roy dit, en parlant des libraires: «Je ne suis pas sûr que la nouvelle loi sur le prix du livre va régler leurs problèmes.» Non, une réglementation sur le prix du livre ne réglera pas les problèmes des libraires parce que leurs problèmes dépassent le prix des livres.
Se plaindre en espérant que les clients vont nous prendre en pitié n'est pas une stratégie gagnante en affaires. Il faut innover, se renouveler, se redéfinir si c'est nécessaire. Et c'est vrai qu'on doit donner les moyens aux libraires de se repositionner et de s'adapter au XXIe siècle. Le plus efficace, à mon avis, est une subvention directe. Ce sont d'ailleurs des subventions qui ont permis à Jackie et à Sam d'ouvrir leurs restaurants.
Par la suite, cependant, le libraire doit trouver des moyens pour séduire ses clients, leur offrir plus que juste des livres parce que ça, Costco, Walmart et Amazon le font très bien et pour moins cher (Même advenant une réglementation, les livres y seront 10% moins chers.). On doit trouver une valeur ajoutée à la librairie, offrir quelque chose que le lecteur ne trouvera pas ailleurs: une expérience.
Les restos de Jackie et de Sam prouvent que lorsque les gens sentent
qu'ils en ont pour leur argent, ils ne rechignent pas à payer plus cher.
Nous oublions trop souvent qu'un libraire est aussi un commerçant. Même que dans la chaîne du livre, c'est lui qui fait le plus gros pourcentage sur chaque livre vendu. (L'auteur reçoit 10 %, le distributeur 17 %, l'éditeur 33% et le libraire 40 %). Mais pour faire de l'argent, encore doit-il attirer ses clients dans son commerce. Et ça, ça dépend de sa créativité, de sa compréhension de la clientèle et de ses aptitudes en gestion.
Comme le dit si bien Christine Ferrand, rédactrice en chef de Livres Hebdo, dans le numéro d'octobre de la revue Books
, l'«avenir est à ceux qui se décarcassent pour aller au-devant du public, en organisant des rencontres, un coin café, un espace pour les enfants, un restaurant... voire en vendant de surcroît d'autres choses que des livres.»
Et vous, connaissez-vous des librairies dynamiques équipées pour affronter le XXIe siècle?