mardi 22 avril 2014

Du temps pour écrire

Vanitas de Philippe de Champaigne
"La nature est belle, mais souviens-toi que tu es mortel, et que passe le temps"

Il y a deux semaines, le blogue enviedecrire.com publiait deux entrevues où des écrivains donnaient leurs trucs pour écrire un roman par année. Dans la première, Douglas Kennedy affirme: «… j’écris 500 mots tous les jours, six jours sur sept. Au bout d’un an, vous avez un roman. »

Dans l'autre entrevue, Marianne Jaeglé écrit: «Vous n'aurez jamais davantage de temps que ce dont vous disposez aujourd'hui.» Et elle cite l'écrivain américain John Crowley:  « Une page par jour = un livre par an. Deux pages par jour = deux livres par an. Et combien de temps cela prend-il d’écrire une page ? Vingt minutes ? Une heure ? Alors vous voyez : En fait c’est très simple, d’écrire un roman. » 
Après avoir lu ça, je me suis dit qu'il fallait que j'en parle sur le blogue parce que, franchement, cette perception du temps d'écriture ne correspond pas du tout à ma réalité.
J'écris depuis que je suis adolescente. Je me suis toujours vue comme une écrivaine en puissance, mais dans la réalité de la vie rationnelle, j'étais censée devenir ingénieure en électricité. Après six semaines en ingénierie, je me suis poussée… et je suis devenue un prof-de-français-au-secondaire-qui-rêve-d'écrire.
Entre un emploi d'enseignante à temps plein (préparation, cours, correction), l'éducation et l'amour qu'une mère réserve à sa fille (que j'ai eue tout de suite après l'université), l'entretien d'une maison et d'une relation conjugale avec un homme qui ne comprenait pas grand-chose à mon envie d'écrire, mon existence avait l'air d'une promenade en Formule 1 sur l'autoroute 20. Tu viens juste de quitter Québec que t'es déjà rendu à Montréal. Tout allait toujours trop vite. Je m'étais donc fait à l'idée que j'écrirais quand je prendrais ma retraite.
J'avais 28 ans quand un de mes amis a fait un AVC. Il venait d'avoir 60 ans. Il avait été courtier en immobilier et avait pris sa retraite cinq ans plus tôt parce qu'il voulait peindre. Dans le lit d'hôpital où il gisait, il m'a dit: « Si tu veux vraiment écrire, n'attends pas. Tu ne sais jamais ce qui peut t'arriver. Regarde-moi!» Un an plus tard, alors que la rééducation lui permettait enfin de marcher, il faisait un deuxième AVC. Quelques mois après, il se suicidait et me servait la plus sérieuse leçon de ma vie.
Du temps, je n'en avais pas une once, je vous l'ai dit. La job, la p'tite, les devoirs, les bains, la maison, le chum, les amis, le reste de la famille et le trafic dans lequel j'étais coincée matin et soir. Oh, j'avais bien trente minutes ici et là, c'est vrai.  En trente minutes, je pouvais développer un plan et gosser quelques phrases que je mettais bout à bout dans l'espoir que ça donne un paragraphe, puis un texte qui se tient.
Ça ne m'a pas pris longtemps pour réaliser qu'un texte qui se tient n'est pas un roman, qu'il lui manquera toujours une âme, à ce texte, pour qu'il prenne vie. Cette âme, je ne suis arrivée à la toucher que lorsque j'ai compris qu'elle dépendait de la qualité du temps que je consacrais à l'écriture. Du vide, du silence, de la solitude et de la durée de ce vide, de ce silence et de cette solitude. Il fallait donc que je bloque des cases dans mon horaire pour me créer une bulle, pour y entrer, pour écouter ce qui montait du fin fond de moi-même et pour l'entendre avec une telle clarté que ça devenait presque facile à mettre par écrit.
Trente minutes, aujourd'hui (dix-sept ans et quatorze romans plus tard!), c'est le temps qu'il me faut pour faire le vide, pour me soustraire aux préoccupations de la vie quotidienne, pour arrêter de penser.
Bien sûr, il faut écrire tous les jours, mais il faut aussi savoir que tout ce qu'on écrit n'est pas toujours bon. C'est parfois — Souvent! — de la bouette. Mais c'est quand même nécessaire d'écrire tous les jours parce que ça crée une discipline. Et c'est de la discipline et de la routine que vient la facilité à faire le vide et à écouter ce qui monte.
L'expérience m'a appris que si on veut vraiment écrire, il faut faire de l'écriture sa priorité. Il faut se réserver des blocs de deux ou trois heures. Évidemment, cela ne se fait pas sans heurt. Il faut couper ailleurs. Soit dans le travail à l'extérieur (Ce que j'ai fait. 25% moins de paye, mais 25% de plus de temps), soit dans le temps consacré à des activités moins importantes (comme la télé ou internet ou Facebook), soit dans le temps qu'on consacre aux autres.
Il est important cependant d'assumer cette décision avec les conséquences qui en découlent. Sachez que si vous coupez dans le temps consacré aux autres, il y aura des gens frustrés autour de vous. Des relations seront négligées, peut-être même brisées. On utilisera tous les trucs possibles pour vous soustraire à ce temps d'écriture. La colère, la pitié, l'urgence. Si rien ne fonctionne, ces gens concluront que l'écriture est devenue plus importante qu'eux. Ce sera le cas, et ça les blessera. Il faut donc se demander s'il n'y a pas moyen de couper ailleurs.
N'oubliez jamais qu'on ne peut pas tout avoir. À essayer de jongler avec le maximum d'activités et de personnes, vous bâclerez tout (et vous vous taperez peut-être même une dépression). Mais le pire, c'est qu'autour de vous, tout le monde sera frustré et vous, vous écrirez de la bouette.  
Trouvez-vous donc un trou raisonnable, à un endroit où ça ne fait pas trop de mal. Personnellement, avant d'écrire à temps plein, j'écrivais entre 4h et 6h30 le matin, avant d'aller enseigner. Ça impliquait toutefois de me coucher à 21h.

C'est donc un pensez-y-bien.

11 commentaires:

  1. Quel billet touchant et quelle belle leçon de vie ton ami t'a laissé. Oui, écrire, ça prend du temps, mais pas que: du temps de qualité. Il y a des moments où on est plus disponible que d'autre pour se laisser porter par nos histoires. Bref, ce temps, il faut le voler quelque part (à la télé, au sommeil, à chéri...), mais au final, cela nous fait un bien fou, à nous aussi.
    Merci d'avoir partager cette leçon avec nous.

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  2. Ça me ressemble tellement, ça! Moi, si j'ai moins qu'une heure, rien à faire! J'ai besoin de concentration et surtout, besoin de me "remettre dans le bain" à chaque fois. Je dois me relire, me replonger dans ce que j'ai écrit précédemment. Bref, un 15-30 minutes par ci, par-là? Inutile!

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    1. Disons que 30 minutes, ça permet de chercher quelques mots dans le dictionnaire. ;-)

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  3. Merci pour ce billet! Je me reconnait tellement! La vie sociale en prends un coup, ça grince des dents un peu mais un jour ils comprendront! ;)

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    1. Ouais... C'est ça que je me disais, aussi, à l'époque. Malheureusement, tous ne finissent pas toujours par comprendre.

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  4. Ton billet me donne envie de continuer le travail sur une série de billets de blogue que je prépare, du genre : "Comment gagner du temps pour écrire plus". Parce que, oui, il faut sacrifier des choses, mais on peut aussi adopter la philosophie "work smarter, not harder" et accumuler de précieuses minutes ici et là. Ex. : achète un Roomba et des meubles assez hauts pour que le Roomba puisse aller en-dessous. Résultat : 30 minutes de gagnés hebdomadairement (le ménage se fait un peu tout seul). Si on adopte plusieurs trucs similaires, on se ramasse avec un 3-4 heures en bonus chaque semaine, sans grand sacrifice.

    Lié à cela, je recommande beaucoup le chapitre "Buy Time" du livre "Happy Money: The Science of Smarter Spending", par Elizabeth Dunn et Michael Norton.

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  5. J'aurais beaucoup à dire, mais ça prendrait du temps sur le temps de correction. Déjà qu'aujourd'hui, j'ai failli aux commandements que j'ai publiés hier: je dine à Ottawa en attendant que le rendez-vous médical d'une amie soit terminé. Je retourne au manuscrit que j'ai apporté. Corrections à la main.

    De toute façon je me couche à 21 heures, écriture ou non.

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  6. Que je me sens comprise! Que c'est bien exprimé! Ça fait du bien de lire la "réalité" vue sous cet angle. Y'a toujours quelqu'un pour vous dire que "si vous voulez vraiment écrire, vous trouverez le temps!!!" Ce sont ces "mais" qui se dressent dans notre autoroute avec une Formule1 qui font que ce n'est pas si ... magique!! Merci encore pour ce billet. Je vous adore!

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  7. Hé oui, 15 minutes par-ci, par-là, ça ne donne rien. À la limite, avec des plages de 30 minutes, j'arrive à avancer des nouvelles courtes (mais ça avance pas vite!).
    Comme je viens de décider de faire un grand sacrifice pour écrire plus, j'ai bien hâte de voir ce que ça va donner sur ma productivité. Quand l'écriture va être le programme principal de la journée au lieu d'une plage horaire rescapée de peine et de misère, je me demande comment la routine va s'installer...

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