mardi 12 mars 2013

L'écrivain et l'argent ( Première partie)


Je vais vous parler cette semaine de l'écrivain et de sa relation trouble avec l'argent. Ma vision ne plaira probablement pas à tout le monde. Je vous dirai donc, en partant, qu'il s'agit d'une opinion basée sur ma propre expérience et sur des observations personnelles. Prenez ce qui vous convient. Laissez le reste pour ceux à qui ça conviendra. 

J'ai grandi avec l'idée que c'était impossible de gagner ma vie comme écrivain. C'est pour ça que je devais devenir ingénieure. Puis ma vraie nature a pris le dessus. C'était en 1988. J'avais abandonné l'ingénierie faute d'intérêt. En racontant mon désarroi à l'orienteur de l'université, j'ai admis du bout des lèvres que j'avais toujours voulu être écrivaine. Sa réponse : « Deviens prof. » Comme je ne suis pas obstineuse, je suis devenue prof. Et pendant mes sept premières années d'enseignement, je n'ai pas écrit une ligne. Ce n'est pas que l'orienteur m'avait mal « orientée », mais il ne m'avait pas dit que le jeune enseignant qui commence a de la broue dans le toupet pendant des années et que l'été, quand arrivent enfin les vacances, il est brûlé. Il ne m'avait pas dit non plus — sans doute parce qu'il ne le savait pas — que quand on travaille à temps plein, on n'a pas le temps de réfléchir. Encore moins d'écrire. Et quand on a une jeune famille, c'est tout juste si on a le temps de lire.

Dans son magnifique ouvrage Écrire, mémoire d'un métier, Stephen King donne ce conseil à ceux qui veulent devenir écrivains : « Don't quit your day job! ». En québécois, ça veut dire: « Lâchez pas votre job parce que vous allez crever de faim. »  Je me souviens que j'avais trouvé à l'époque que Stephen King avait bien du bon sens. Sauf que sa philosophie ne réglait pas mon problème. Je voulais écrire, mais j'avais un emploi qui, bien que payant, m'accaparait. J'avais une petite fille, une maison, un chum. Je manquais de temps, comme tout le monde que je connaissais.

Je me dis aujourd'hui que Stephen King n'avait pas tout à fait tort, mais il n'avait pas tout à fait raison non plus. Comment écrire si on n'a pas le temps pour penser en paix? La solution que j'ai trouvée à l'époque, ç'avait été de travailler à temps partiel. Je perdais un quart de mon salaire, mais je gagnais de l'espace mental pour oublier ma vie quotidienne et me plonger dans l'univers que j'essayais de créer.

Bien sûr, ça ne s'est pas fait sans heurts. Il a fallu couper dans le gras : réduire la facture d'épicerie, acheter moins de vêtements, aller moins souvent au restaurant, ne plus faire de voyages. Mais ça ne me dérangeait pas du tout. J'étais gagnante sur tellement d'autres plans!

Après cinq ans de ce régime, je publiais mon premier roman.

Quand le reportage Écrire: pour le meilleur et pour le pire est passé à Enjeux, en 2003 (Oui, oui, j'ai déjà eu la télé!), ça faisait un an que j'étais publiée. Une phrase de Marie Laberge m'avait bouleversée tellement elle traduisait ce que j'avais ressenti en recevant mon premier chèque de redevances. La version écrite du reportage résume ainsi ses paroles : « Faire de l'argent lorsqu'on est un artiste, c'est pouvoir faire une autre œuvre après. » Je me rappelle plutôt l'exclamation dans sa voix. Du genre : « L'écrivain qui reçoit un chèque de droits d'auteur pour un livre ne se dit pas : Yé! Je vais pouvoir m'acheter telle chose ou telle chose. Il se dit : Yé! Je vais pouvoir en écrire un autre! » 

C'était exactement comme ça que je me sentais. J'avais reçu mon chèque pour Les dames de Beauchêne tome 1 et ce montant, ajouté la ma bourse du Prix Cliche, allait me permettre de prendre une année sabbatique pour écrire Les dames de Beauchêne tome 2. Mais pour y arriver, il fallait encore couper dans le gras. J'ai lu La simplicité volontaire, de Serge Mongeau. Ce livre m'a permis d'identifier où il restait du gras à couper — parce que je vous rappelle que c'était la deuxième fois que je réduisais les dépenses. Cette fois, ce fut le tour du câble et de tout achat non essentiel à la survie de ma famille. Mais La simplicité volontaire m'a surtout montré comment me réapproprier ma vie afin de ne pas être étranglée à la fin de chaque mois par les comptes à payer : il fallait que je rembourse toutes mes dettes. C'est fou comme je suis devenue riche quand je n'ai plus eu de dette! Chaque cenne qui arrivait dans mon compte en banque m'appartenait. Quel luxe! C'est à ce moment-là que j'ai réalisé à quel point j'étais libre.

Pourquoi je vous raconte ça? Parce que dans le monde d'aujourd'hui, il est difficile de ne pas vouloir le beurre, l'argent du beurre et le cul de la fermière. Le crédit est tellement facile! Mais l'artiste, comme n'importe qui d'autre, doit faire des choix. Ou bien on possède plein de choses, une belle voiture, une belle maison dans un beau quartier, on mène un gros train de vie et on suit la mode. Ou bien on écrit en acceptant les incertitudes de la vie d'écrivain. Si on veut tout, et qu'on exige d'avoir tout, on se leurre. On vit sur du temps emprunté, on pellette nos problèmes par en avant. Et on finit par angoisser parce qu'on sait que la réalité finira par nous rattraper. On ne se sent pas libre du tout, c'est bien là le pire de l'affaire.

Ma conclusion, c'est que pour être heureux comme artiste, il faut consacrer toutes nos énergies à notre art. Cela signifie accepter la simplicité comme faisant partie de la vie et non comme une situation à éviter. Travailler à temps partiel pour écrire (ou écrire à temps plein), c'est faire le saut de l'ange. Il s'agit d'un acte de foi. Comme le disait Ray Bradbury : «Si nous n'écoutions que notre intellect, nous n'aurions jamais d'histoires d'amour. Nous n'aurions jamais d'amitiés. Nous ne démarrerions jamais d'entreprises, parce que nous serions cyniques... Eh bien, c'est un non-sens. Il faut tout le temps sauter du haut des falaises et bâtir ses ailes dans la descente. »

J'ai vu ce vidéo sur le rôle de l'argent dans la vie il y a quelque temps. (Le vidéo est en anglais, mais sous-titré en français.) J'y ai trouvé l'écho de mes propres réflexions, alors je le partage avec vous. 

Et ce matin, je suis tombée sur cette lettre de départ. Un gars qui a décidé de lâcher sa job de jour pour réaliser ses rêves. Encore une fois, excusez l'anglais, mais je l'ai trouvé inspirant.

(La semaine prochaine: La situation économique des romanciers qui écrivent à temps plein.)

4 commentaires:

  1. Couper dans le gras, rembourser les dettes et, en attendant, accepter un boulot un peu moins payant, mais moins prenant...

    Coudonc, tu me rassures : je suis sur la bonne voie! ;) Pendant que mes amis se demandent pourquoi j'ai pas le câble ou de cellulaire ou de deuxième voiture, ma maison est à moitié payée. :) (Et à part l'hypothèque, j'ignore la signification du mot "dette")

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    1. Tout est toujours une question de choix, même si on entend souvent les gens dire qu'ils n'ont pas le choix. C'est juste faux. Personne n'est jamais obligé de suivre la tendance techno-auto-fashion. Je trouve sain de remettre notre mode de vie en question, surtout si on a un objectif plus grand que juste posséder des choses, faire comme les autres, être «in». Moi, je suis «out» depuis tellement longtemps! Mais je te jure que j'ai du fun.

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  2. Tu viens de me faire réaliser, encore une fois, à quel point j'ai besoin de sécurité. Et je ne parle pas d'avoir toutes les commodités: moi aussi plusieurs ont été coupées, mais simplement de savoir qu'un montant fixe rentrera à chaque mois et que je le connais d'avance. Mon budget est fait jusqu'à la fin de l'année par exemple...

    C'est peut-être ce qui explique que je compte pas vivre de mon écriture pour vivre. Parce que même si une année j'aurais assez d'argent (ce qui n'est pas le cas) pour vivre modestement, j'aurais peur de l'année suivante. Je considère donc toujours les droits d'auteur et autres comme des "bonus" que je ne prévois jamais.

    Mais je suis entièrement d'accord quant au mode de vie. Plutôt que l'argent, notre famille choisit le temps: mon chum est passé à quatre jours, j'étudie encore pour avoir une flexibilité, bébé est à la garderie à temps partiel, on l'a donc un peu plus avec nous... C'est tout doux, ça nous laisse une place pour respirer, vivre et avoir des idées.

    Quant aux voyages... J'avoue que je ne les coupe pas, car ils font partie de mes sources d'inspiration. Et je ne parle pas d'une semaine dans le sud, mais d'un voyage au trois-quatre ans. Mon prochain est prévu cette année: cinq semaines en Islande en famille! J'ai hâte!

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    1. « C'est tout doux, ça nous laisse une place pour respirer, vivre et avoir des idées.» Ça a l'air cosy chez vous.;)

      Si tu trouves l'insécurité intenable, tu fais bien de ne pas viser l'écriture à temps plein. On ne sait jamais combien d'argent on fera d'une année à l'autre. Et comme ça ne dépend absolument pas de nous, ben disons qu'il ne faut pas trop y penser.

      J'ai pour mon dire que connaître ses limites est une preuve de sagesse. Alors je te trouve sage, Nomadesse.

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