Cette semaine, je partage avec vous une réflexion que Benoît Bouthillette a publiée dans l’Alinéa, Automne 2015. Avec la permission de Benoît, évidemment.
Lors d’un récent souper organisé par l’AAAE, je discutais
avec l’ancienne présidente, Madame Ginette Bureau, qui me faisait part de sa
réticence à lire du roman policier. Sa perception du côté malsain associé au
genre était née d’une conférence donnée par un auteur, où ce dernier exposait
la part d’ombre de l’humanité intrinsèque à cette littérature. Je tentai de la
rassurer en lui disant que, justement, la littérature policière ne se
complaisait pas dans la recherche de la part sombre de l’humain, mais qu’elle
trouve au contraire son sens à la combattre.
À notre table était assis André Jacques, auteur de polars
reconnu, auquel j’adressai cette question : « Cher André. Serais-tu d’accord
pour dire que ce qui distingue le roman policier du roman classique, du moins
dans sa forme actuelle, c’est que la littérature policière est une littérature
du Nous ? Là où le roman traditionnel s’est lentement enlisé vers une
littérature du Moi, où le monde est souvent réduit au champ de plus en plus
restreint de l’écrivain, le roman policier cherche encore à parler d’enjeux de
société ? »
Et sa réponse fut : « Oui, c’est une littérature globale qui
embrasse les côtés sombres de l’humain. non pas par simple voyeurisme, mais
pour les illustrer et les dénoncer. C’est aussi, à mes yeux, la littérature
qui, de nos jours, remplace le mieux la littérature réaliste et sociale des
siècles précédents. C’est elle qui plonge le mieux dans la partie cachée et
parfois immonde de nos sociétés modernes. Si le Zola de La Bête humaine, le
Hugo des Misérables ou le Dostoïevski de Crime et Châtiment ré- écrivaient
aujourd’hui leurs œuvres, je crois qu’ils opteraient pour une forme qui
s’approcherait beaucoup du polar. »
(Lors d’une rencontre avec Mylène Gilbert-Dumas, nous avions
justement évoqué la vidéo de Marguerite Yourcenar où elle traite du paradoxe de
l’écrivain en ces termes : « C’est que deux choses à la fois sont vraies et
contradictoires. L’une est que l’écrivain doit être profondément soi-même. Il
doit avoir un apport personnel à donner. L’autre, c’est qu’il doit s’oublier soi-même,
sortir de soi-même, faire table rase de soi-même. »
La littérature de plus en plus autoréférentielle
s’éloignerait donc de cet idéal. Lorsque Victor Hugo dit « Quand je vous parle
de moi, je vous parle de vous » en préface à ses Contemplations, il nous avise
que le deuil dont témoignera son recueil est celui de tout père à la perte de
son enfant et de tout homme contemplant la mort.
Mais si le cortège funèbre de Hugo a été suivi par des
millions de Parisiens, c’est qu’il écrivait une littérature populaire où
l’auteur s’effaçait derrière ses personnages, personnages en lesquels se
reconnaissait le peuple.)
Mais cette part sombre de l’humain qu’André Jacques évoquait
et dont témoigne le roman policier, ce dernier contribue-t-il justement à la
pourfendre en faisant part d’une lutte à la combattre ? Car, là où la
littérature dite classique se contenterait d’exposer les noirceurs de l’âme
(nommer le mal, en dé- tailler les symptômes, c’est bien, mais c’est se
contenter du diagnostic. C’est la première étape vers la guérison, mais aucun
remède ni traitement n’a été prescrit), le roman policier contribue peut-être à
s’y objecter en exposant une manière de l’affronter ?
En effet, si le roman policier est actuellement si
populaire, peut-être est-ce en raison de la recherche de sens qui structure
l’enquête, cette volonté d’évincer le mal dans nos sociétés où la perte de
repères accompagnant le rejet de la morale a entraîné un désarroi éthique ?
(Même si, ultimement, le roman policier n’est qu’une fable où l’humain donne un
sens à sa tentative de dominer la mort…) au-delà de l’anecdote, les enjeux
exposés dans le roman policier ne sont-ils pas toujours l’affrontement du bien
et du mal, la quête de justice pour pourfendre l’injustice — humaine et divine
—, des thèmes ancrés dans l’imaginaire collectif depuis Homère ?
Lors d’une récente conversation avec Norbert Spehner,
critique émérite, nous en étions arrivés à nommer le roman policier « une
littérature de l’évasion » (le clin d’œil carcéral ne nous échappant pas) et,
par extension, toute forme de littérature de genre ou populaire faisant
explicitement référence à sa capacité à emmener le lecteur dans des univers
nouveaux.
Lorsque je lis James Lee Burke, par exemple, ce sont tous
les codes moraux de La Louisiane et de l’Amérique, ses blessures et ses
tentatives de rédemption, qui me happent et m’entraînent dans des contrées
inconnues. En nous parlant du pays où il est né, en faisant en sorte que ses
personnages incarnent ses propres tribulations, en nous faisant part de leurs
espoirs et de leur soif de justice, et en variant ainsi les points de vue,
Burke accomplit ce que la littérature réussit le mieux : susciter l’empathie,
créer une ouverture sur le monde.
Benoît Bouthillette publie cet automne L’heure sans ombre
aux Éditions Druide. Il s’agit du nouveau volet des enquêtes de l’inspecteur
Benjamin Sioui.
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Mot de la Doyenne: Si vous ne l'avez jamais écouté, je vous recommande fortement ce vidéo de Marguerite Yourcenar sur le métier d'écrivain.
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Mot de la Doyenne: Si vous ne l'avez jamais écouté, je vous recommande fortement ce vidéo de Marguerite Yourcenar sur le métier d'écrivain.
Merci pour le lien vers la vidéo.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup la vision de Benoît. Je crois aussi que les réalistes d'autrefois écriraient du polar et du noir à présent (ça explique ptêt pourquoi je les aime autant!).
RépondreSupprimerIl faut aussi ajouter que le polar, en plongeant dans les noirceurs de l'être humain permet d'expliquer leurs origines et de les rendre moins étrangères, plus aisées à comprendre. Moins effrayantes. Entk, selon mon goût.